À pas de danse et au son des pierres #1

J’ai passé mon été 2019 au Cambodge, tachant d’étudier le ballet classique khmer, tout en lui trouvant des familiarités avec la sculpture présente sur les temples d’Angkor. Ce n’était pas seulement un voyage de recherche ; c’était le voyage de ma vie. Quiconque me connaît un peu sait que mes origines maternelles sont asiatiques ; un de mes grands projets est de mieux connaître cette culture dans laquelle je baigne depuis l’enfance. Elle est un bout de moi. Le Cambodge est une partie de mon être. 

Ci-dessus : Son altesse royale, la princesse Norodom Bopha Devi

Le lundi 18 novembre 2019 j’apprenais la nouvelle : Norodom Bopha Devi, la plus grande danseuse classique du ballet khmer s’est éteinte à Bangkok. Si vous ne la connaissez-pas, je me permets de vous renseigner un peu plus sur l’extraordinaire vie qu’elle a menée. Bopha Devi était une princesse cambodgienne, la fille ainée du roi Norodom Sihanouk. Je suis assez émue de vous parler d’elle : c’est vraiment grâce à ce personnage indissociable du Cambodge que je me suis réellement intéressée à la danse. On m’a rapporté qu’elle était une professeure très sévère, dure mais juste ; elle avait un appétit insatiable pour l’art en général, c’est pour cela qu’à son retour au Cambodge à la fin des années 90, elle devint Ministre de la Culture et des Beaux-Arts (un titre qu’elle portait sans pour autant disposer d’un budget pour mener à bien ses projets). Toutefois, à force de persévérance et de motivation, elle réussit à instaurer une nouvelle considération pour les arts traditionnels cambodgiens. Ce qui n’était pas chose aisée : sous le régime des Khmers Rouges, 90% des artistes et des intellectuels ont été assassinés (car considérés comme des opposants politiques à l’Angkar). Le Cambodge a désormais besoin de former ses artistes et ses savants de demain. Bopha Devi a ouvert la voie au développement du pays par les arts. Désormais, c’est aux générations futures de porter le flambeau et de le transmettre à leur tour.

Comme dans beaucoup de pays asiatiques (et même du monde entier) la danse possède une longue histoire, complexe car difficilement retraçable dans le temps. Considérée comme une tradition vivante, il est justement compliqué de la décrire, de l’enfermer dans une étude scientifique. Elle est en perpétuelle évolution. À force de vouloir maintenir les traditions dansantes comme elles sont et les figer : elles se sclérosent et perdent du sens pour les générations futures, notamment si ces dernières ne peuvent se les approprier.

En Asie, la gestuelle des danseurs est souvent empruntée à une oeuvre religieuse qui tend vers le mime ou pantomime, le théâtre muet et les poses stylisées. Au Cambodge, la danse peut être divisée en plusieurs catégories. D’abord la danse folklorique (certain l’appelle vernaculaire) possède une fonction sociale ; elle est dansée lors d’événements spéciaux rassemblant une communauté à un moment précis. Liée à des minorités ethniques et largement influencée par le Laos, la danse folklorique possède un large répertoire aux rythmes rapides et aux chorégraphies qui décrivent la vie dans les campagnes et les montagnes, et possède des références puissantes envers les animaux. Ainsi, nous pouvons dénombrer : la danse du paon (la plus célèbre), la danse des boeufs, la danse du cerf, etc. (en bref, tous les animaux qui peuvent exister et il y en a pléthore…).

Ensuite vient la seconde catégorie : les danses populaires réservées à la vie quotidienne. Les Cambodgiens sont très pudiques (ils ne se mettent jamais en maillot de bain), ils ne se touchent pas, voire très peu lorsqu’ils dansent (pas d’enlacement, très peu de mouvements brusques) et ils n’utilisent que leurs bras et leurs mains (les danseurs forment un cercle autour duquel ils bougent).

Un peu de folie est réservée aux évènements religieux qui incluent des processions devant les pagodes. Une danse comique appelée le Cha-Yam inclue le port de masques par les musiciens, qui sont aussi les danseurs. Le rythme est généralement entraînant et frénétique. Je me rappelle avoir discuté avec un conservateur français à Siem Reap qui m’avouait être à la fois « fasciné et terrifié » lors du Cha-Yam : « Je n’aime pas trop quand les danseurs s’approchent de moi avec leur masque de singe » ajouta-t-il.

Enfin vient la danse qui a été au centre de mes recherches : la danse classique aussi appelée ballet royal khmer. À ses origines elle était exclusivement réservée à la cour royale et aux personnages importants. Ce fut cette affiliation aux milieux privilégiés qui lui porta préjudice dans le temps, notamment sous les régimes totalitaires. La danse classique est désormais exécutée aux yeux de tous, le plus souvent durant les événements nationaux. Le ballet royal se compose de vingt-neuf danseurs (une danseuse étoile, cinq premières danseuses, cinq danseurs, dix-huit ballerines) et de trente-quatre musiciens et choristes. Cela fait beaucoup sur scène mais l’ordre est maintenu et chacun vaque à son poste. Les danseurs sont choisis très jeunes, à huit ans, et ils étudient à l’Université royale des Beaux-Arts.

Des danses qui s’influencent entre elles, c’est le propre de celles du Cambodge, de la Thaïlande et de l’Indonésie, ces trois nations ayant connus de nombreux échanges culturels (1). Les historiens pensent que la danse classique khmère tire ses origines de l’éducation javanaise que reçu le roi Jayavarman II, au XIe siècle et qu’il introduisit dans sa cour. Selon la légende, Jayavarman II était le fils du dieu Indra (rien que ça) qui lui offrit le royaume khmer et les Apsaras (2), nymphes et danseuses célestes supposées transmettre le secret de leur chorégraphie aux pauvres humains que nous sommes. La danse a toujours servi les rois-dieux qui ont imposé les sujets, les orchestres et les chorégraphies associées à leur propre culte, notamment aux temples d’Angkor.

Les danseuses rattachées aux temples durent partir à cause d’un phénomène conséquent : les rois khmers se tournèrent vers une nouvelle religion, le bouddhisme, et abandonnèrent les pratiques brahmaniques, à l’origine même de la danse royale. De plus, les Siamois, qui avaient fini par envahir une grande partie du territoire khmer, reprirent les danses, qui, du côté cambodgien, tombèrent en désuétude. Les danseuses et les artisans furent emmenés de force à Ayutthaya (empire Siam). L’influence vietnamienne du XIXe siècle commençait à dénaturer totalement le ballet royal ; y voyant là une grande catastrophe, le roi Ang Duong prit le parti de reconstituer le corps de ballet, en y incluant le style siamois, tout en effaçant les emprunts vietnamiens.

Il est écrit sur la photographie ci-dessus : Visite de S. M. Sisowath aux ruines d’Angkor – Les ballerines du Roi dansant en l’honneur des invités.

Devenu un protectorat français en 1863, le Cambodge vit sa danse traditionnelle et son Ballet Royal complètement dispersé, jusqu’à que le roi Sisowath se décide à la reprendre en 1906 pour les présenter à l’Exposition Coloniale de Paris. Quelques décennies plus tard, percevant l’inefficacité des décisions royales, le français Georges Groslier (premier conservateur du Musée Albert Sarraut, à Phnom Penh, aujourd’hui le Musée national. Personnage très sympathique mort sous la torture…) se démena pour faire reconnaître la danse classique ; en 1928, les danseuses royales obtinrent le statut de fonctionnaire. Pendant une quinzaine d’années le ballet prospéra, jusqu’à sa dissolution en 1942 par le gouvernement de Vichy. Puis ce fut autour de la reine Kossamak de s’occuper du Ballet, avant que tous les membres ne soient presque exécutés ou assassinés durant le régime Khmer rouge. Selon les chiffres de l’époque, trente personnes ont survécu à la purge sur les trois-cents personnes qui formaient le Ballet royal. L’anéantissement fut quasi-total, et la petite équipe de survivants, bien que traumatisée, décida de ressusciter (notamment dans les camps de réfugiés de l’est de la Thaïlande) et grâce à l’aide de Bopha Devi, le Ballet et de transmettre l’art de la danse. La danse classique khmère a été inscrite sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en 2008.

Rien ne vaut d’assister à des spectacles ! Je me suis régalée à observer les danses, qu’elles soient traditionnelles ou folkloriques, et même quotidiennes. J’ai assisté à un véritable ballet classique khmer et j’ai été subjuguée par la beauté des danseuses (et des danseurs !), de la décoration et des costumes (j’en avais plein les mirettes !). Je me prenais au jeu, j’admirais la lenteur des mouvements, l’incroyable perfection et maîtrise des gestes. En toute honnêteté, je n’avais pas réalisé à quel point c’était un art fantastique jusqu’à que je pose mon postérieur sur une chaise et que je me laisse emporter par les rythmes khmers. Ce n’était pas surfait, ni dénaturé pour faire plaisir aux touristes. Au contraire, je sentais une réelle sincérité. Pas d’authenticité. Qu’est-ce que je n’aime pas ce mot ! Rien n’est jamais authentique (la preuve, la danse classique cambodgienne est née de mélanges et d’influences extérieurs). Disons plutôt que j’avais l’impression de voir l’âme d’un pays dans un spectacle. J’en suis sortie avec des étoiles dans les yeux. Je n’avais rien compris à l’histoire racontée sauf quand les danseurs se battaient avec des armes (je l’avoue) et ça ne m’avait pas empêché de savourer chaque pas et chaque mouvement. Quand je suis sortie de la salle, j’avais soufflé : « trop cool ». Bah, oui, ça l’était. Et pas qu’un peu.

(1) Notons une similitude dans la désignation de la danse, au Siam et à Java nous parlons Iakhon et au Cambodge, de Iokhon.

(2) Les danseuses classiques sont toujours appelées Apsaras ce qui est assez faux, puisque l’Apsara n’est qu’un des nombreux personnages présents dans le répertoire khmer.

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