Se perdre dans les tribulations généalogiques, râler sur des documents illisibles écrits en vieux français, croiser ce qu’un tel a dit avec ce que Tartempion a passionnément réfuté… Le travail d’historien est, sans conteste, une traversée chaotique parmi les sources et les archives. Mon bureau (improvisé chez un de mes remarquables amis qui a bien voulu m’accueillir pendant ma rédaction de thèse) est un véritable bazar. Les feuilles s’accumulent tandis que les tas de brouillons s’empilent, menaçant de se déverser sur des scans d’archives et de livres empruntés à la BU mais jamais rendus. Si ma mère apercevait la scène, elle jaugerait d’un oeil réprobateur toutes les tasses de thé en me grondant de ne pas les avoir débarrassées ET lavées. Ou peut-être pas. Elle serait plutôt en train de se faire du mouron et, intérieurement, elle se demanderait pourquoi c’est autant le foutoir d’achever sa thèse.
Voyez-vous, ma mère est très cartésienne et méthodique. Elle est organisée, possède un sens pratique face à toutes les situations, elle prend les problèmes à bras le corps et achève ce qui doit l’être au grand dam de la Sainte Procrastination. Je pense qu’elle m’a transmis un peu (beaucoup) de ça. Cependant, la différence entre elle et moi, c’est que seuls comptent le présent et l’avenir (accessoirement bien préparé pour être paré à la fatalité). Alors qu’en moi, coule le goût du passé, de l’ancien, de l’artefact. Depuis toute petite je cultive cette fascination pour ce qui est temporellement éloigné de moi et, depuis peu, j’essaie d’établir des connexions entre nos ancêtres et nous. Or, pour ma mère c’est un peu le cadet de ses soucis ; elle s’intéresse à mes travaux et m’encourage infiniment, mais les concepts historiques lui sont étrangers. Par exemple, elle racontait fièrement à une de ses clientes que sa fille travaillait sur les « barbares » du Maroc. Personne n’osait rectifier le terme par Berbères. Cette anecdote me fait toujours sourire, et c’est incontestablement auprès de ma mère que je vérifie si ce que je vulgarise est compréhensible ou non. « Faut aller à l’essentiel mais, attention, les détails sont cruciaux. Plus c’est juteux, mieux ton public intégrera les infos ».
Il faut croire que ce marketing historique demeure percutant. Au château de Lavardens, en tout cas, c’est ça que bon nombre de personnes retiennent de la vie d’Antoine de Roquelaure, le propriétaire des lieux au XVIIe siècle. Ce farouche Gascon a eu une ascension sociale fulgurante ! Connu dans tout le royaume de France au début des années 1600, il est aujourd’hui largement oublié. Au fil des siècles, le temps a progressivement effacé la mémoire de certains événements et personnages. Bien qu’il fût mentionné dans l’historiographie du XVIIe siècle comme proche du roi Henri IV, son rôle exact reste méconnu. En conséquence, de nombreux historiens le considèrent avec neutralité, voire le jugent insignifiant. Dans les biographies des grands personnages de l’époque, tels qu’Henri IV, Marguerite de Valois et Catherine de Médicis, Roquelaure est rarement mentionné, voire ignoré. Cependant, les informations fragmentaires disponibles sur lui, provenant des témoignages de ses contemporains et des documents d’archives, restent significatives et variées, et sont essentielles pour toute narration historique.
Et moi, il est clair que je me suis fait un devoir de rétablir la vérité, ou du moins, de façon plus modeste, remettre un petit coup de projecteur sur ce cher Antoine que j’ai appris à apprécier de la même façon que ses contemporains l’estimaient. Car s’il y a un point important à mentionner c’est que c’était un chic type ! Autant qu’on peut l’être pendant les Guerres de religion, mais un gars sympa en l’occurrence.
Intelligent et cultivé pour son époque, le seigneur de Roquelaure montrait un fort caractère et une détermination évidente. Les nombreuses fonctions qu’il occupa – trente-trois ans comme Maître de la garde-robe et vingt-six ans comme lieutenant général dans diverses provinces – témoignent de ses aptitudes reconnues en commandement, gestion et administration. À sa mort, il laissa un héritage financier considérable grâce à la fortune qu’il avait acquise, mais surtout un héritage moral qui élevait son nom à un niveau de renommée et de respect jamais atteint par ses ancêtres.
Peut-être que je possède une vision de lui édulcorée ? Il se pourrait bien que je manque de recul. Mais plus j’assemble les données, les dates, les faits, plus je le trouve intègre, drôle et fidèle à ses valeurs. Et c’est un homme ! (moi qui ai toujours préféré bosser sur des biographies féminines, par proximité ou facilité ? que sais-je…). En fin de compte il va me falloir plusieurs semaines pour vider mon esprit et revenir au texte, les yeux neufs, la subite fascination probablement retombée, démêlant le vrai du faux. Je me sens un peu voyeuse d’essayer de pénétrer l’intimité de ce personnage. N’est-ce pas le propre de l’historien ? Tenter d’assembler les pièces, de combler les trous en palliant les traces matérielles… Plus je compose, moins je me sens légitime d’écrire dessus.
T’as qu’à dire que tu ne sais pas mais que tu as essayé de savoir. C’est pas ça le but de ton job ?
Merci bien, maman.