Être élitiste ou dépatrimonialiser ? Que nenni

Je n’ai pas écrit de billets depuis la mi-décembre. Il est d’ailleurs peut-être un peu tard pour vous souhaiter mes meilleurs vœux en vue de cette année 2024. Qu’importe, il n’y a pas de mois ou de jours pour espérer que tout le monde réalise ses projets les plus ambitieux ou, a contrario, de collecter les petites victoires du quotidien. 

Ce billet fait suite à une longue conversation qui s’est tenue à table, où l’on discutait de l’élitisme culturel. Pour moi, le verdict est tombé : on me trouve trop élitiste et conservatrice quand :

–  je défends un type de médiation à travers des cartels ou des visites guidées ; 

– je favorise la mission d’un musée sur le plan éducatif, et je relègue l’aspect contemplatif en dernière position ; 

– je suis contre la cancel culture et ça me débecte de voir des œuvres être détachées parce qu’elles heurtent trop les sensibilités.

 Alors, je n’écris pas ce billet dans l’optique de défendre ma position ou mon image, (on a tous une opinion en dehors du cadre universitaire). Néanmoins, j’essaie de comprendre les ressorts de tout ce tumulte. 

Quiconque me connaît un tantinet sait que mon dada à moi c’est le patrimoine monumental (comprenons par-là, les monuments historiques, et plus spécifiquement les châteaux). Et c’est aussi ce que l’on me reproche : mon champ d’étude. Je me souviens d’un éminent élu gersois (dont je tairai sciemment le nom) qui tenait le discours suivant : « ici, il y a du patrimoine de gauche et du patrimoine de droite ». Je ne me suis toujours pas remise de ce constat aberrant où l’on en est encore à privilégier un type de patrimoine, non seulement pour la symbolique à laquelle il renvoie, mais aussi parce que les gestionnaires sont privés ou publics (et, jusqu’à preuve du contraire, leurs missions se rejoignent et tendent vers la sauvegarde, l’ouverture et la transmission patrimoniale). Un détail s’impose : j’œuvre et je travaille non pas pour un patron d’une grande multinationale (disclaimer : je ne suis pas en train de dire que c’est mal), mais pour une association qui promeut des valeurs et qui n’a pas de but lucratif.  Si j’évolue ici, c’est parce que j’adhère à ces valeurs d’ouverture et de diffusion de la culture dans un territoire éminemment rural. Et oui, il est certain que je reste privilégiée : quand je suis sur le terrain je foule les pavements d’un château du XVIIe siècle ; je travaille sur des familles aristocratiques et nobles qui se distinguaient sciemment des autres couches sociales dans un contexte particulier. De plus, j’ai acquis des connaissances durant mes études d’histoire de l’art et d’archéologie, où l’on m’a appris à distinguer les genres picturaux et à comprendre les compositions. Quand je vais dans un musée, je me considère comme étant suffisamment instruite pour cerner des codes et comprendre la hiérarchie des genres. Et, on finit par me le reprocher alors même que j’essaie de disséquer tout ça. Néanmoins, je pourrais rétorquer qu’au quotidien, je n’ai pas le souvenir que des servantes en col Claudette m’apportent du café dans de la porcelaine dorée, ni d’arriver en carrosse tous les matins et être accueillie devant un feu de cheminée bien entretenu. L’envers du décor c’est plutôt : l’isolation est tellement médiocre que je me pèle tout l’hiver, j’ai développé une merveilleuse histoire d’amour avec un aspirateur que je passe chaque semaine pour entretenir ces fameux dallages du XVIIe siècle, je m’occupe de notre propre diffusion de prospectus en sillonnant le Gers et ses routes tumultueuses (évidemment en maudissant l’état général de la voierie). Et, je ne suis pas seule, chaque membre de l’équipe ou bénévole pourrait témoigner de la galère sans nom que c’est d’obtenir une assise financière qui puisse nous aider à préparer des expos de qualité et, à côté, avoir assez de trésorerie pour acheter des crayons de couleurs et les donner aux enfants qui visitent. Elle est loin, la vie de château comme les gens se l’imaginent, où tout n’est que privilège, luxe et paresse. La réalité des personnes qui gèrent du patrimoine au quotidien est difficile : les ressources manquent, on court après l’argent, on cherche les petites mains et le public. Et je ne me plains pas : quand j’ai signé j’étais tout à fait consciente de cette réalité-là. Par contre, ça me scandalise quand on m’assène : « t’as pas honte de travailler dans un château qui a été bâti par des serfs afin de servir les ambitions d’hommes puissants et dominateurs ? Avec ta position de chercheuse tu aurais plus de voix pour convaincre les gens que certains patrimoines ou certaines oeuvres font l’apologie des discriminations. Faudrait que tu participes un peu à déconstruire le patrimoine, à dépatrimonialiser ce qui est mauvais et qui renvoie à une époque honteuse ».

Là, le paradoxe paraît éclairant : je rappelle que le patrimoine est né des destructions révolutionnaires et que l’effacer atteindrait à son essence même et ce pour quoi des individus se sont battus pour le faire reconnaître. Pourquoi devrait-on encourager les musées à enlever leurs tableaux et leurs sculptures ? Stéphane Guégan rétorquerait « il s’agit de ne pas criminaliser le passé ; tentons, au contraire, de le comprendre, c’est le privilège des musées publics de ne pas avoir à rentrer dans un débat idéologique, mais de rester sur le terrain de l’histoire et de la complexité »[1]. Ce faisant, l’équipe du musée d’Orsay préféra engendrer un dialogue durant l’exposition « Le modèle noir de Géricault à Matisse » (26 mars – 14 juillet 2019) et sensibiliser sur les questions tout en donnant des clefs de compréhension et de remise en contexte de la diversité iconographique. Des clefs « en partie perdues dans la mesure où les discours aujourd’hui sur l’altérité et le racisme ne sont plus les mêmes, voire ignorent la relativité des temps et des opinions »[2]

Non. Je ne souhaite pas rentrer dans cette mouvance. Le patrimoine est une construction sociale qui participe à diffuser une identité. On ne détruit pas du patrimoine parce qu’il pose problème ou qu’il est à contre-courant de nos idées ou de notre propre identité ; on devrait plutôt essayer de comprendre à quelle symbolique il renvoie et quels sont les discours qu’il sert. Ce n’est pas faire preuve de conservatisme ou d’antiprogressisme que d’empêcher l’effacement d’un concept qui est en construction permanente depuis trois siècles et qui a toujours posé la question de la temporalité. Établir des raccourcis reste facile, mais tout phénomène s’avère plus complexe qu’une opinion. Comment ne pas tomber dans un schéma sclérosé de la pensée en tant que chercheur travaillant sur le patrimoine ? D’abord, s’attacher au réel et non plus à l’idée, observer et décrypter les réalités sociales. Ne pas se victimiser, ne pas nier que l’on travaille sur du patrimoine qui appartenait à une classe sociale considérée comme élitiste ou aristocratique sans pour autant prétendre qu’il faille occulter ce pan-ci de l’histoire ou du patrimoine (sous prétexte qu’un château renvoie à un contexte de dominants ou de dominés). En cela, je reste dans une épistémologie raisonnée où je m’attache principalement aux discours, à leur analyse et à leur diversité. Le principe premier du patrimoine est de tendre vers le bien commun : on ne peut pas privilégier un bien individuel au détriment d’un bien commun quand on est dans une lutte pour les égalités, parce que l’humanité pourrait tendre vers le vivre ensemble. C’est se demander pourquoi nous patrimonialisons et quels sont les choix derrière le processus, en prenant garde à la muséification ou la mise sous cloche des objets et des pratiques patrimoniales. Tout est question de choix et ce sont eux que je restitue auprès des acteurs qui désirent être accompagnés par la recherche, car, comme le conclut Nathalie Heinich : « est-ce vraiment au chercheur de dire aux acteurs comment doit être le monde ? Cela, c’est le rôle du citoyen, dans l’arène civique. Mais le rôle du chercheur est de dire comment il est »[3]

[1] Propos recueillis par LEFRANC, O., « La diversité, défi des institutions culturelles » In : Noto revue culturelle, n° 12, décembre 2018, p. 59-60.

[2] LEFRANC, O., ibid., décembre 2018, p. 60.

[3] HEINICH, N., Ce que le militantisme fait à la recherche, tract Gallimard n°29, éditions Gallimard, mai 2021, p. 37. 

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